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Comment le podcast belge « Désenchantées » a-t-il été produit ?

Comment c’est produit un podcast ? Retour sur la production du podcast d’investigation Désenchantées avec ses deux productrices : Caroline Prévinaire et Lucie Rezsöhazy.

Gagnant du prix du public lors du Brussels Podcast Festival, Désenchantées met en lumière les conditions d’accueil des victimes d’agressions sexuelles en Belgique. Les deux journalistes à l’origine du projet, Audrey Vanbrabant et Marine Guiet, ont été accompagnées par Caroline Prévinaire de LVDT Studio et Lucie Rezsöhazy de la RTBF pour la production, la coordination et le suivi éditorial. On les a rencontrées pour qu’elles nous expliquent ces processus.

Caroline Prévinaire, en quoi consiste exactement votre rôle de productrice d’un podcast ?

C.P : Tout d’abord, c’est très compliqué de faire un podcast sans avoir un·e producteur·ice. La RTBF a demandé aux journalistes, Marine et Audrey, d’en choisir un·e et les a aiguillées vers plusieurs structures qu’elles ont rencontrées. On a décidé de travailler ensemble sur leur projet.

En tant que productrice, il y a plusieurs rôles : le premier est de faire le pont entre la RTBF, qui est le commanditaire et le diffuseur, et les porteur·euses du projet qui ont des ambitions artistiques et/ou journalistiques. Le but est que tout le monde remplisse ses objectifs de la meilleure manière possible. Ensuite, c’est de faire du soutien à l’organisation du travail : aider sur les enregistrements, trouver les équipes techniques, gérer la post-production, travailler sur les outils de communication avec la RTBF, et respecter les agendas.

Spécifiquement, au sein de lvdt.studio, j’accompagne aussi l’écriture et les porteur·euses dans le développement éditorial et dans le traitement de leur matière. Ce qui est particulier pour des journalistes, puisque le podcast est un outil pour recréer un lien de confiance avec les gens. On a un incarnant, un “je” : quelqu’un·e qui vit une expérience humaine. Ça détricote tout ce qu’on leur apprend, car ça leur demande de s’impliquer, d’expliquer pourquoi le sujet abordé les touche.

Et ce travail de story telling n’est pas du tout inné. Avec Audrey et Marine, on a fait des workshops pour réfléchir à comment elles se positionnaient, quelle était la place des témoins, comment découper les épisodes, comment traverser l’information et l’articuler. Une fois qu’on a fait ça, elles sont parties en production. Puis, j’ai écouté les premières versions et toute leur conduite. On a fait nos retours, tout comme la RTBF. En tant que comédienne, j’ai aussi fait un coaching avec les journalistes sur la voix off.

Lucie Rezsöhazy, quel a été votre rôle à vous ?

L.R : Je travaille en tant que responsable web au sein de l’unité documentaire de la RTBF. J’ai eu un rôle de coordination et un rôle éditorial. J’ai mis en place un planning, des suivis éditoriaux, des réunions pour m’assurer qu’à chaque étape de production, le projet corresponde toujours aux besoins et aux attentes de la chaîne. Et surtout, je donnais un avis éditorial en tant qu’experte podcast sur les épisodes, le montage, la narration, la qualité du son, etc. Puis je transmettais les épisodes en interne, je compilais les avis, repérais les forces et faiblesses du podcast, et j’en parlais avec la productrice et/ou les autrices. Dans ce cas-ci, c’était vraiment une discussion toutes ensemble. Les autrices, Marine Guiet et Audrey Vanbrabant, étaient vraiment expertes dans leur sujet, et moi j’avais une expertise de la forme. Le tout était de rendre l’histoire fluide pour l’auditeurice.

Le travail de Caroline et moi était aussi de trouver le bon équilibre pour les journalistes (entre position journalistique et story telling, NDLR). Le sujet traité leur tenait à cœur, et elles se sont beaucoup investies dans ce podcast, parce que justement, il y avait une réaction très viscérale au sortir de #BalanceTonBar. Notre rôle à nous était de prendre de la distance. Il fallait avoir une vue d’ensemble, pouvoir identifier ce qu’on pouvait élaguer ou pas. Tout ne servait pas le récit qu’elles essayaient de raconter.

Caroline Prévinaire et Lucie Rezsöhazy.
Comment s’est passée la collaboration entre vous deux ?

C.P : Sur le processus de production d’un épisode de Désenchantées, c’était un travail avec des allers-retours : il y en avait déjà un premier entre moi et les porteuses du projet. Et puis Lucie faisait des retours pour finaliser les épisodes avec le même souci de cohérence, de pertinence, et de respect des intentions d’Audrey et Marine.

Je travaille avec Lucie depuis que je fais du podcast : c’est une collaboration de longue date. On est souvent alignées : on a les mêmes valeurs, on est dans la même démarche. Dans une production et une diffusion comme ça, on rencontre toujours des challenges, donc c’est très important de savoir qu’on fait équipe avec le·a commanditaire qui est aussi diffuseur

Illustration du podcast "Désenchantées" signée Jeanne Saboureault.
Comment s’est déroulé l’enregistrement du podcast ?

C.P : On était une équipe presque exclusivement de femmes sur le projet, à la RTBF comme chez nous. Habituellement, nos ingénieurs du son sont des hommes, mais on a voulu respecter une volonté de Marine et Audrey : que les ingénieures sur le terrain soient des femmes. Dans le travail de production, on s’est aussi interrogé·es sur la manière dont on allait enregistrer. Quand les journalistes rencontrent une victime, il ne faut pas de troisième personne, il ne faut pas de spectateur·ice. Donc on passait en set up tout terrain, c’est-à-dire avec le micro cravate, l’enregistreur sur le côté et dans un endroit neutre, qui convenait à chaque victime.

Pourquoi c’est important que ce podcast ait de la visibilité ?

L.R : Pour son sujet, bien sûr. La thématique était tellement importante pour nous qu’en tant que service public, on se devait de traiter ça en profondeur.  C’est important aussi pour reconnaître le travail remarquable des deux autrices, et la RTBF est une grande machine qui permet de mettre en avant certains projets. Tout rayonnement est bon à prendre pour un projet comme ça.

C.P : D’abord, il y a peu de podcasts en Belgique qui traitent de ce sujet-là. L’accueil des victimes est un véritable enjeu : c’est le premier point de contact entre des victimes potentielles et tout un système. S’il n’existe pas ou n’est pas bien pensé, elles ne viendront pas.

L’idée qu’il y ait une initiative pérenne pour essayer de délier les langues, montrer la direction vers laquelle on peut encore améliorer les choses et soutenir la démarche de multiplication des centres de prise en charge des victimes était importante.

Avec le hashtag #BalanceTonBar, c’était le moment d’en parler. On voulait laisser une trace, et pérenniser un mouvement social. Je le trouvais aussi nécessaire parce qu’il donne une parole qu’on entend peu, dans un safe space, dans un endroit où on prend le temps, où on est bienveillant·es, où ce qui compte est d’essayer de comprendre ce qu’il s’est passé, et de savoir ce qu’on fait maintenant.

Audrey Vanbrabant et Marine Guiet.
Pourquoi le format du podcast est adapté pour traiter ce sujet ?

C.P : Il y avait tellement de matière sonore sur #MeToo à faire vivre, tellement de choses qui pouvaient apporter de la densité au propos que ça paraissait assez organique d’en faire un podcast. C’était aussi une manière de donner la parole aux victimes sans les étouffer : à la fois elles parlent, ce sont leurs voix qu’on entend, ce sont elles qui racontent, et à la fois on ne sait pas qui c’est. On ne les écrase pas avec l’image, on ne les dévoile pas plus que nécessaire.

La gestion du story telling dans le podcast induit aussi une intimité entre la personne qui est en train d’écouter et le propos qui est tenu : il n’y a que la parole et la personne qui écoute. Ça permet à la fois un respect des victimes, et un respect de l’auditeurice, ce qui rend peut-être même la parole plus audible.

L. R : Le gros avantage c’est que le podcast fait plus appel à l’imagination. Et je ne pense pas que les personnes qui ont parlé dans Désenchantés auraient parlé à une caméra : c’est plus facile d’avoir des témoignages intimes, authentiques. C’est moins intrusif.

À quelles difficultés avez-vous fait face ?

C.P : Ce qui était un challenge, c’était que le sujet était nécessaire, mais très dur. ll fallait que les journalistes sachent que la matière traitée allait être dense, intense, violente. Moi aussi, quand je devais écouter des épisodes, il fallait que je trouve des moments où j’étais disponible. Parce qu’on ne l’écoute pas qu’une fois, on l’analyse, on le réécoute, on prend des notes. On vit avec la matière.

Le plus difficile était de le traiter avec justesse. Pour les témoins, pour le propos, et pour éviter tout backlash possible pour les journalistes, car elles se rendaient vulnérables en se mettant en scène sur un sujet comme ça. Il fallait donc bien veiller à ce qu’il n’y ait pas de faille dans leur proposition, et à les accompagner dans leur processus émotionnel par rapport à ce qu’elles étaient en train de traverser.

L.R : Au niveau éditorial, le défi était de s’adresser au plus grand nombre. Le projet était pour le média Tipik, qui s’adresse aux 25-39 ans, mais qui est grand public. On ne voulait pas en faire un projet pour les personnes déjà instruites sur toutes ces questions, parce que malheureusement, c’est un sujet très banal.

Une autre difficulté a été la volonté des journalistes d’avoir deux voix narratrices, ce qui est assez rare : normalement, il n’y en a qu’une, qui va rencontrer différents personnages, dans différentes ambiances, etc. Ici, elles ont pris le parti d’être à deux, de faire part de leurs questionnements à deux, et de faire avancer l’enquête à deux. C’était un risque, un challenge, et je trouve qu’elles l’ont vraiment bien relevé.

Quelle a été votre réaction lors de l’attribution du prix ?

L.R : J’étais super contente et agréablement surprise. Même si je trouve que c’est plus que mérité, je n’étais pas sûre qu’il allait gagner ce prix : ce n’était pas certain que le public suive, car le sujet est difficile, ce n’est pas un podcast feel good. La prise de conscience fait du bien. J’étais très contente pour les autrices aussi. C’est vraiment un projet qu’on est très fières d’avoir produit.

C’est aussi un projet qui montre qu’en Belgique, on est pas complètement attardé·es sur ces questions-là : les Centres de Prises en charge des Violences Sexuelles (CPVS) sont assez uniques en Europe. Ce sont des centres qui contiennent tous les services en un : on peut déposer plainte, se faire examiner etc. Au lieu de devoir aller à la police, aller à l’hôpital, aller chez le·a psy, il y a ces centres.

C.P : On est hyper contentes du prix parce que c’est un podcast qui a besoin d’être écouté. La RTBF, et Tipik spécifiquement, a pris un risque en faisant un podcast comme celui-là. C’est tout à son honneur d’avoir donné sa chance à ce projet, alors qu’il traite d’un sujet inconfortable. C’est l’un des premiers podcasts journalistiques de Tipik, et c’est même l’un des premiers podcasts journalistiques tout court de la RTBF.

Justement, quelle est la place du podcast journalistique francophone en Belgique ?

C.P : Il est émergent, il est nécessaire. L’AJP finance des productions journalistiques pour le podcast, donc c’est en train d’arriver. On sent que c’est encore un peu fragile, mais il y a de très belles choses qui se font.

Il y a une opportunité pour les journalistes de faire du podcast, à condition de bien le faire, en comprenant ce que c’est. Certains médias se lancent dans le podcast sans l’avoir compris : sans se demander pourquoi il faut faire une stratégie du podcast, quelle est sa plus-value, comment ça va devenir un outil pour le public. Ça, c’est au détriment du secteur dans son ensemble et de son potentiel, car ces contenus ne sont pas adaptés.

Mais il y a aussi des minis studios qui se créent dans certains groupements de médias, qui peuvent être très intéressants et qui peuvent développer des contenus vraiment très qualitatifs. Ce sont des démarches intéressantes, où se créent des espaces de liberté et de créations pertinentes.

Le podcast a plusieurs atouts. Pour un média, c’est celui de compléter son offre, mais sans la répéter. C’est un vrai complément si le sujet est approfondi. Pour les journalistes indépendants, c’est très intéressant car ça leur permet de faire des choses au long court. Et à l’heure actuelle, le podcast a un impact bien plus grand qu’un article : il y a un incarnant, et un lien se crée entre le·a journaliste et la personne qui écoute.

Désenchantées est un podcast belge de Audrey Vanbrabant et Marine Guiet, produit par lvdt.studio et Tipik (RTBF).

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